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Daniel Bacquelaine, administrateur délégué du Centre Jean Gol,

Corentin de Salle, directeur scientifique du Centre Jean Gol,

Nadia Geerts, essayiste, chroniqueuse et conseillère au Centre Jean Gol,

Jolan Vereecke, avocat et conseiller spécial du président du MR

Ce n’est pas un hasard si, dans l’histoire de la pensée, les deux premiers traités consacrés spécifiquement à la tolérance ont été écrits par des libéraux, en l’occurrence John Locke et Voltaire. Les pères fondateurs du libéralisme ont en effet toujours considéré qu’une société libre était une société diversifiée et pluraliste car elle laissait s’épanouir les libertés individuelles. Ils considéraient aussi que, plus une société était diversifiée, plus elle était solide. En effet, l’existence, dans une société, de groupes défendant des opinions politiques, philosophiques et religieuses distinctes permet, si un cadre institutionnel adéquat est garanti, que l’échange argumenté entre ces groupes féconde le débat politique et désarme les zélateurs du fanatisme et de l’intolérance.

Encore faut-il que – quel que soit son sexe, sa couleur de peau, son origine, sa religion, ses convictions politiques, son orientation sexuelle, son identité de genre, etc. – chacun et chacune puisse accéder aux positions sociales auxquelles il ou elle aspire en fonction de son seul mérite. Raison pour laquelle l’égalité des chances est un des fondements du libéralisme et que le droit à la différence est une expression fondatrice des droits humains. Tout individu, qu’il appartienne ou non à une minorité, possède exactement les mêmes droits et l’égalité des citoyens devant la loi interdit toute discrimination d’un individu en fonction de critères étrangers à son mérite.

Le libéralisme est une philosophie politique et une dynamique : il défend, valorise et s’efforce constamment d’étendre les libertés individuelles. Historiquement, il a joué un rôle majeur dans les grandes avancées sociales : suffrage universel, séparation de l’Église et de l’État, création de la sécurité sociale, etc. Il s’est aussi illustré dans les grandes avancées éthiques contemporaines : droit à l’avortement, mariage homosexuel, dépénalisation de l’euthanasie, loi transgenre. Mais, loin d’opposer des groupes les uns aux autres, le libéralisme a toujours privilégié la voie apaisée du dialogue, du respect mutuel et de la tolérance.

La diversité est une richesse mais, comme on peut le constater dans l’histoire – et encore aujourd’hui dans de nombreux pays -, la coexistence pacifique des minorités n’est pas la conséquence automatique de leur seule présence. Au contraire, elle nécessite un socle de valeurs universelles dont le respect doit être impérativement garanti. A défaut, c’est la cohésion de la société tout entière qui est menacée. C’est pourquoi le libéralisme s’oppose aux revendications menées par des groupes minoritaires, lorsqu’elles ont pour objectif ou comme résultat de provoquer le repli identitaire et le rejet de ce socle commun de valeurs dont font partie par exemple la séparation de l’Église et de l’État, l’égalité entre les femmes et les hommes, le rejet du racisme et de l’antisémitisme ou le primat de la science (et donc la réalité biologique de l’existence des sexes). En ce sens, toute revendication communautariste contredit l’universalisme démocratique : c’est le choix de vivre isolé, séparé des autres, voire opposé aux autres, et d’exiger des droits particuliers.

Alexis de Tocqueville, admirateur du système démocratique américain, restait néanmoins critique et mettait en garde ses contemporains contre un danger inhérent à toute démocratie : la tyrannie des minorités. Une chose est de garantir aux membres de minorités le droit d’être, très légitimement, reconnus dans leur différence et traités comme tels avec respect. Une autre est de vouloir remodeler entièrement le cadre commun et supprimer des référents sous prétexte de satisfaire ces exigences identitaires. Or, sous prétexte de politiques inclusives, nous voyons aujourd’hui se développer une tendance lourde visant à imposer à l’ensemble de la société des revendications extrêmement minoritaires. C’est le cas, par exemple, lorsqu’il s’agit de supprimer l’interdiction du port de signes convictionnels religieux dans la fonction publique, de déboulonner des statues de Léopold II, d’imposer la suppression de la mention du sexe sur la carte d’identité ou encore d’abolir la filiation maternelle ou paternelle. Ces revendications, au départ portées par des mouvements radicaux issus du mouvement woke né aux Etats-Unis, ont fini par imprégner le champ politique belge, en particulier à gauche.

Il n’y a là rien d’étonnant puisque ces mouvements considèrent d’une part que toute personne appartenant à un groupe minoritaire ou minorisé est par nature opprimée (les femmes par les hommes, les Noirs par les Blancs, les musulmans par les catholiques, les gays par les hétéros, les transgenres par les cisgenres, etc.) et, d’autre part, que ce système d’oppression et de domination serait inhérent au capitalisme et au libéralisme. Paradoxalement, le mouvement antiraciste décolonial, en affirmant que tous les Blancs sont « structurellement » racistes,divise, radicalise, alimente le ressentiment mais, surtout, réhabilite le concept de race qui,placé au centre du paradigme intersectionnel, fait ressurgir le racisme qu’il est censé combattre – notamment via l’apparition d’un nouveau lexique (« racisé », « blanchité », etc.).

Les nouvelles revendications radicales qui émergent et qui sont relayées par une certaine gauche mettent en danger cet idéal libéral de pluralisme, de tolérance et d’émancipation, et cela particulièrement quand elles nient la réalité des différences physiologiques entre les femmes et les hommes, quand elles autorisent l’affirmation religieuse au sein des services de l’État, quand elles tentent d’effacer des pans entiers de notre histoire, quand elles renoncent à des principes comme la présomption d’innocence ou quand elles encouragent le repli sur soi au sein de sous-groupes de plus en plus racrapotés sur leurs spécificités identitaires, alimentant ainsi les extrêmes.

De plus, il n’est pas acceptable que toute contestation de ces revendications au nom de l’universalisme entraîne immédiatement l’accusation de misogynie, de racisme, d’islamophobie, d’homophobie ou de transphobie. Ainsi, s’inquiéter de la manière dont l’on informe des enfants de la possibilité de changer de genre dans le cadre de l’Éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle (EVRAS), ou questionner la difficulté d’aborder certains sujets dans le cadre d’un cours d’histoire font aujourd’hui courir le risque d’être « cancellé »ou attaqué par des activistes, de sorte que la possibilité-même du débat disparaît sous prétexte que certains propos ou idées seraient offensants pour telle ou telle minorité. Quant à l’invisibilisation des droits des femmes au profit des intérêts particuliers de telle ou telle minorité, elle constitue un recul inquiétant dans la lutte pour l’égalité femme-homme. Ces menaces qui pèsent sur la liberté d’expression et l’égalité femmes-hommes sont à l’opposé du libéralisme et de la démocratie, de même que l’individualisme sous-jacent à ces revendications.

En effet, il n’est plus ici question de défendre l’intérêt général, mais de lui substituer une juxtaposition d’intérêts particuliers irréductibles. La gauche, qui s’est construite sur le primat du collectif sur l’individu, renie ainsi sa propre identité. L’individualisme perverti en égoïsme fige les individus dans leurs identités primaires et dans leurs groupes d’appartenance (réelles ou supposées). Ce n’est pas le choix du libéralisme, lequel détermine la nécessité d’un cadre commun pour permettre le développement de la liberté individuelle.

Cette radicalisation d’une certaine gauche sur fond de revendications minoritaires polarise et radicalise les positions, alors que notre pays peut se féliciter de la manière apaisée avec laquelle les minorités sont accueillies et traitées. Et finalement, cette dérive entraîne l’effet inverse de celui recherché au départ : une série de revendications, qui mériteraient à tout le moins un large débat public, deviennent inaudibles ou sont tout simplement rejetées, car elles sont ressenties comme des excès visant à déstructurer notre société et à détruire sa cohésion. Elles suscitent une radicalisation en retour, attentatoire à la coexistence pacifique dans une démocratie libérale et pluraliste. La liberté d’expression, ainsi confisquée par des minorités radicales, s’en trouve menacée.

On constate les effets délétères de cette approche dans le monde anglo-saxon, où les communautés vivent isolées les unes des autres et où les confrontations violentes sont légion. Nous rejetons catégoriquement ce modèle, car notre société a fait la preuve de sa capacité à pouvoir, de manière infiniment plus efficace, organiser la coexistence pacifique de tous. L’universalisme ne nie ni les différences, ni les cultures, ni l’inégalité des discriminations, mais affirme que les individus peuvent s’en émanciper.

Oui au droit à la différence, non à la différence des droits. Oui aussi au droit à l’indifférence et au refus d’être essentialisé ou réduit à une identité particulière. Certes, notre modèle est perfectible, mais l’extrémisme militant d’activistes de gauche extrêmement minoritaires nuit en définitive aux minorités qu’ils sont censés défendre. Et cela, les libéraux que nous sommes ne pourront jamais l’accepter.

Lire l’article dans Le Vif